— J’avais l’impression que vous les considériez peut-être comme tels. En général, les anthropologues ne consacrent guère de temps aux civilisations possédant une culture scientifique.

— Les Qataaris sont différents. Ils intéressent les chercheurs pour la bonne raison qu’ils s’opposent à leurs recherches. Vous avez raison : l’anthropologie se consacre essentiellement aux peuplades primitives, dont celle qui nous occupe ne fait pas partie. Nous répartissons les sociétés en groupes “durs” ou “mous”, ce qui indique dans notre jargon à quel point elles influencent le monde qui les entoure. Les Qataaris ont l’air d’une société classique du type mou : ce n’est pas un peuple guerrier, ils font pousser des fleurs, ils sont passifs à l’extrême. Pourtant, il se passe chez eux quelque chose de profond, de subtil, de planifié. Tout le monde s’en rend compte. À mon avis, le peuple qataari est décivilisé mais dur. Aussi dur que possible. Du point de vue technologique, il rivalise sans doute avec ce que nous avons de mieux.

— Qu’en savez-vous ?

— Supposition intelligente. De toute évidence, le comportement de nos sujets vise à dissimuler je ne sais quoi. Mais que pensez-vous des scintilles, monsieur Ordier ? Les réfugiés seraient-ils capables d’en brouiller les émissions ?

— À ma connaissance, ils seraient bien les seuls. Quand j’exerçais, ce n’était pas possible, et de l’avis général, ça ne le serait jamais. Il s’agit apparemment d’une question de limitation de longueur d’onde et de compression du signal. Mais vous savez ce que c’est avec la technologie. On n’arrête pas le progrès.

— Ce genre de choses doit aussi être vrai chez les Qataaris.

— Je l’ignore. Sans doute.

— Regardez. » L’anthropologue tira d’une de ses poches un coffret qu’Yvann reconnut aussitôt : une boîte noire à scintilles semblable à la sienne. Le scientifique l’ouvrit puis y plongea des brucelles, au support monté sur la face intérieure du couvercle. « Vous en avez déjà vu, de celles-là ? »

Il lâcha une minuscule lentille dans la main d’Yvann.

« Elle n’a pas de numéro de série, devina ce dernier.

— Exact. » Parren se pencha pour la récupérer à l’aide des petites pinces, la remit dans la boîte qu’il referma avec un claquement énergique. « Vous savez pourquoi ?

— Et vous ?

— Je n’en ai jamais vu avant.

— Moi non plus. À part ici, sur Tumo. À mon avis, elles sont d’origine militaire.

— Non, j’ai vérifié. Le traité de Yenna oblige les armées à les marquer. Les deux camps ont cédé. De toute manière, le numéro de série imprimé est utilisé digitalement pour décoder les images. Les scintilles ne sont pas censées fonctionner sans.

— Alors ce sont des imitations ?

— En général, elles sont marquées aussi, pour les mêmes raisons. Quelques pirates en produisent peut-être des vierges – dans le but de répandre une sorte de virus mécanique pervers – mais il ne devrait presque pas y en avoir : utiliser des scintilles dont on ne peut capter le signal ne présente aucun intérêt. Or ces saletés sont partout. J’en ai trouvé des centaines depuis mon arrivée sur Tumo.

— Vous les avez toutes vérifiées ?

— Non, mais parmi celles que j’ai découvertes en ville, neuf sur dix sont vierges.

— Alors à qui appartiennent-elles ?

— J’espérais l’apprendre de vous.

— Nous avons déjà établi que vous étiez le mieux informé de nous deux.

— Très bien, je vais vous dire ce que j’en pense. Elles ont quelque chose à voir avec les Qataaris. »

Yvann attendit la suite, mais Parren, le couvant d’un regard fixe, attendait quant à lui une réponse.

« Alors ?… finit par demander son hôte.

— Alors quelqu’un espionne les Qataaris, déclara l’anthropologue avec emphase.

— Dans quel but ?

— Le même que le mien, évidemment. »

Sa voix avait repris le caractère tranchant auquel Yvann avait été confronté lors du dîner chez Jenessa. Parren était réellement ambitieux. Son interlocuteur s’était senti vaguement coupable à la pensée que le scientifique avait découvert l’espionnage auquel il se livrait depuis la folie, mais ce sentiment de culpabilité était inexistant comparé à l’ambition du visiteur – d’un tel éclat qu’elle l’aveuglait.

« Alors peut-être devriez-vous travailler en collaboration avec ces gens, dit Yvann au bout d’un moment. Sinon, vous finirez par vous gêner mutuellement.

— Exact. Je ne sais pas de qui il s’agit, donc je suis obligé d’entrer en compétition.

— Vous avez vos propres scintilles ? »

Le chercheur répondit aussitôt à la question, pourtant sarcastique :

« Oui. Je peux mettre la main sur quelque chose de neuf, le tout dernier modèle qu’on testait encore il y a quelques jours. Quatre fois plus petit que les versions existantes, donc pratiquement invisible. Doté d’une capacité à la transmission digitale associée, ce qui signifie que pour la première fois, une couverture à saturation produit une image holistique au lieu de centaines de milliers de canaux distincts à décoder.

— Alors voilà la réponse, commenta Yvann, avec un mouvement de recul mental devant cette surprenante information. Vous aurez l’avantage, c’est évident.

— Je sais. Mais il subsiste un problème incontournable. Ça va coûter très, très cher. Je ne peux pas y consacrer mon budget universitaire si les Qataaris sont capables de brouiller les émissions. »

Il eut un sourire sinistre.

« Comme je le disais, il m’est impossible de vous aider. La technologie évolue trop vite. Mais si vous voulez mon avis, la capacité technique de détecter les scintilles n’a aucune importance dans le contexte qui nous occupe. Vous avez vu combien les Qataaris sont sensibles à l’observation. On dirait un sixième sens. D’une manière ou d’une autre, ils sauront, pour vos scintilles.

— Ce ne sont pas des surhommes, vous l’avez dit vous-même.

— Je ne suis pas le seul. Ils se contentent de faire comme s’ils en étaient. Écoutez, j’ai besoin d’un verre, un vrai. Nous en reparlerons une fois en bas. »

Parren acquiesça, à regret semblait-il, puis les deux hommes reprirent leur descente maladroite. Ils atteignirent la maison une demi-heure plus tard, en nage, la peau rouge et brûlante aux endroits exposés. La demeure s’avéra déserte. Deux chaises longues inoccupées attendaient près de la piscine. Yvann prépara des boissons glacées pendant que Parren se jetait à l’eau, puis il se doucha avant de se changer.

Laissant son invité sur le patio, il partit ensuite à la recherche des deux femmes, qu’il finit par repérer sur le terrain accidenté derrière la maison : elles arrivaient visiblement de la porte inscrite dans le mur de la cour. Il les attendit avec impatience.

« Eh bien, où étiez-vous passées ? demanda-t-il à Jenessa.

— Jacj et toi étiez partis depuis tellement longtemps que j’ai emmené Luovi voir la folie. Comme le cadenas n’était pas fermé, nous nous sommes dit que ça ne poserait pas de problème.

— Tu sais très bien que c’est dangereux d’aller sur les créneaux ! s’exclama-t-il.

— Quelle architecture intéressante, intervint Luovi.

Tellement excentrique. Les murs sont truffés de failles cachées. Et quelle vue, de là-haut ! »

Elle adressa à Yvann un sourire condescendant, déplaça sur son épaule la bandoulière de son gros sac en cuir puis, dépassant son hôte, regagna la maison. Il se tourna vers Jenessa dans l’espoir d’obtenir une mimique explicative, mais elle évita son regard.

 

Les Parren passèrent le reste de la longue journée brûlante à l’ombre, au bord de la piscine.

Yvann subit en auditeur passif presque toute la conversation, dont il se sentit exclu. Le regret l’envahit de ne pas s’intéresser au travail de Jenessa autant que Luovi à celui de son mari, mais chaque fois qu’il se risquait à exprimer une opinion ou une idée dans la discussion sans fin sur les Qataaris, soit on l’ignorait, soit on le reprenait. Il finit par sombrer dans une humeur introspective pendant que Parren détaillait son plan élaboré – il fallait louer un avion, trouver un endroit où installer l’équipement de décodage des scintilles… Sa relation secrète de voyeur avec la jeune Qataari préoccupait de plus en plus Yvann.

Sur la crête, il lui avait semblé que nul rituel ne se déroulait à ce moment-là, ce qui lui apportait un certain soulagement : sa conviction de participer à l’événement, fût-ce en observateur muet, s’en trouvait renforcée. Le besoin de jouer un rôle dans la cérémonie brûlait en lui sans qu’il pût l’expliquer. Toutefois, pour d’autres raisons, la pensée qu’il ne se passait rien dans l’arène en son absence le dérangeait.

Il se demandait aussi ce qu’avaient vu ou fait Jenessa et Luovi dans la folie.

Sentiment de culpabilité et curiosité, les motivations conflictuelles du voyeur croissaient à nouveau en lui.

Au crépuscule, quand la température commença à baisser, Parren annonça qu’il avait un rendez-vous ce soir-là. Jenessa proposa aussitôt de reconduire le couple à Tumo Ville. Yvann, marmonnant les platitudes d’un hôte au départ de ses visiteurs, vit là l’occasion de satisfaire sa curiosité. Il accompagna les autres jusqu’à la voiture de Jenessa, qu’il regarda s’éloigner ; déjà, le soleil descendait vers les montagnes tumoïtes.

Aussitôt le véhicule hors de vue, Yvann s’empressa de regagner la maison, prit ses jumelles, une torche, et partit pour la folie. Jenessa l’avait bien dit : le cadenas de la porte était ouvert. Apparemment, Yvann avait oublié de le refermer lors de son dernier passage. Cette fois, il veilla à le mettre en place de l’autre côté du mur, comme d’habitude. Personne ne monterait jusqu’à la folie tant qu’il s’y trouverait, pour rien au monde.

Le crépuscule n’existait pratiquement pas sur Tumo, à cause de sa position équatoriale : le soleil disparaissait très vite derrière les montagnes sans jeter de derniers feux, plongeant l’est de l’île dans une obscurité soudaine. L’ombre d’Yvann s’allongeait sur le sol pendant qu’il grimpait la côte. La nuit tomberait dans quelques minutes.

Une fois à l’intérieur de la cellule secrète, il colla sans perdre de temps les yeux à la fissure. La vallée en contrebas lui parut saisissante, avec ses couleurs profondes et ses ombres immenses. Rien ne bougeait : personne n’était en vue, et le tissu des écrans familiers répartis dans le camp pendait, figé par le calme vespéral. Les Qataaris étaient tous rentrés chez eux. L’alarme donnée lorsque les deux curieux avaient regardé par-dessus la crête avait évidemment cessé de faire effet.

Soulagé d’un grand poids, Yvann regagna la maison dans la nuit toute neuve, promenant le rayon de sa torche sur le terrain inégal. Il rangea le patio, remit les chaises longues à leur place, rentra verres et assiettes sales. À peine avait-il terminé la vaisselle que Jenessa réapparut.

Très belle, surexcitée, elle se précipita pour l’embrasser.

« Je vais travailler avec Jacj ! annonça-t-elle. Il veut que je devienne son assistante, sa conseillère privée.

— Sur quoi le conseilleras-tu ?

— Les Qataaris. Il peut me payer ce que je gagne à l’heure actuelle, et quand il rentrera sur le continent, j’aurai un poste de chercheuse associée dans son département. Il aimerait que je reparte avec lui. »

Yvann hocha la tête puis se détourna.

« Tu n’es pas content pour moi ? demanda Jenessa.

— Qu’est-ce que ça cache ? »

Elle le suivit sur le patio, allumant du seuil les lampes colorées dissimulées parmi la vigne accrochée au treillis qui les surplombait.

« Quand je veux faire quelque chose par moi-même, pourquoi t’imagines-tu toujours qu’il y a anguille sous roche ? s’enquit-elle.

— D’où tire-t-il son argent ? Tu connais la situation aussi bien que moi. Il n’est pas en congé universitaire. Les îles ne sont plus des lieux de villégiature. Personne ne peut retourner dans le Nord, ce qui prouve bien qu’il te raconte des histoires.

— Ça ne te plaît vraiment pas, hein ? »

Yvann se retourna vers Jenessa. Les lumières multicolores jouaient sur sa peau olivâtre tels les reflets du soleil sur des pétales de fleurs. Elle lui semblait toujours jolie, mais en cet instant plus que jamais. Il demeura muet, regrettant d’avoir entamé la discussion.

« Prenons un verre, proposa-t-il enfin.

— Nous avons assez bu. »

Apparemment, elle ne voulait pas en rester là.

« Tu pourrais m’en dire plus sur ton départ pour le Nord ? demanda-t-il.

— Jacj sait comment faire.

— J’en doute. Pourquoi ne pas m’avoir parlé de ce qui se passait ?

— Je t’en parle maintenant. Rien n’est encore décidé. Je peux toujours changer d’avis si je veux.

— Mais tu ne veux pas.

— Vraiment ? De toute manière, je te signale qu’il ne se passe rien, comme tu dis.

— Ton attitude soulève certaines interrogations.

— Pourquoi dis-tu une chose pareille ? Tu crois que je couche avec lui ?

— Non.

— C’est juste un poste, pour le travail que j’ai toujours fait. Tu sais ce que m’inspire mon département ! Nous sommes dans une impasse. Nous n’avons fait aucun progrès mesurable depuis l’arrivée des Qataaris.

— Toujours ces sales Qataaris, hein ? Eh oui. Ils t’obsèdent autant que lui.

— Je ne peux pas le nier. D’un point de vue professionnel… »

Elle secoua Yvann par le bras. Il se dégagea d’un geste coléreux et lui tourna le dos, mais elle l’empoigna de nouveau, obstinée. Il demeura planté là, avec l’impression qu’on le traitait en adolescent capricieux ; ce qu’il méritait peut-être.

Toutefois, il était en colère, et il lui fallait en général un moment pour se calmer. Jenessa le connaissait bien. Il se conduisait de manière irrationnelle, bien sûr, c’était fatal dans ce genre de situation. Depuis leur arrivée, les Parren semblaient décidés à transformer l’existence bien réglée dont il jouissait, conscience coupable et ce qui s’ensuivait compris. Que Jenessa se joignît à eux, collaborât avec eux, représentait une intrusion supplémentaire. Yvann ne pouvait l’envisager que de façon émotionnelle.

Bien plus tard, après un souper léger, alors qu’ils buvaient du vin ensemble sur le patio dans la nuit obscure, bruissante d’insectes, elle reprit :

« Ne pique pas une autre crise… mais je crois que Jacj aimerait bien t’avoir dans son équipe, toi aussi.

— Moi ? » Yvann s’était radouci au fil de la soirée. Son rire n’avait plus rien de sardonique. « Je doute de pouvoir faire grand-chose pour lui.

— Ça, je n’en sais rien. Il a l’air de t’apprécier.

— Alors il ne peut pas avoir que des défauts.

— Il voudrait louer la folie.

— Pour quoi faire ? demanda Yvann, saisi.

— Elle domine la vallée qataari. Jacj veut construire une cachette dans le mur. Y installer des appareils photos, quelque chose de ce genre.

— Dis-lui qu’elle n’est pas à louer, déclara-t-il d’un ton abrupt. La structure est précaire. »

Jenessa le fixait d’un air pensif.

« Elle m’a paru relativement sûre, objecta-t-elle. Nous sommes montées jusqu’aux créneaux sans problème.

— Je croyais t’avoir dit que la folie…

— Oui ?

— Ce n’est pas grave. » Une autre dispute était dans l’air. Il leva la bouteille de vin pour voir ce qu’il en restait. « Tu veux que j’en ouvre une deuxième ? »

La jeune femme bâilla d’une manière affectée, exagérée ; comme si, consciente elle aussi de la tournure que prenait la conversation, elle était heureuse d’avoir une chance d’abandonner le sujet.

« Finissons celle-là et allons nous coucher, proposa-t-elle.

— Tu passes la nuit ici, alors ?

— Si tu veux. »

 

Quatre jours passèrent. Yvann avait beau éviter la cellule de la folie, la curiosité que lui inspirait la jeune Qataari ne s’éteignait pas. Et son incertitude quant à la signification du rituel ne faisait que croître, exaspérée par la présence malvenue des Parren.

Le lendemain de leur visite, pendant qu’il attendait le départ de Jenessa, une pensée inquiétante l’avait frappé. Sur la crête, le scientifique avait parlé de l’origine inconnue des scintilles vierges non identifiées ; d’après lui, leur présence prouvait que quelqu’un d’autre cherchait à espionner les réfugiés.

Yvann, l’oreille tendue aux mouvements de Jenessa sous la douche, avait soudain compris qu’il en allait peut-être tout autrement.

Il se pouvait que des inconnus espionnent les Qataaris.

Mais les Qataaris eux-mêmes ne jouaient-ils pas les espions ?

Compte tenu de leur besoin d’intimité obsessionnel, épier les mouvements des étrangers à leur communauté eût été dans leur intérêt. S’ils avaient accès à des scintilles et à l’équipement adéquat – ou s’ils étaient capables de les fabriquer –, cela leur permettrait de bâtir des défenses contre le monde extérieur.

La chose n’était pas impensable. Parren l’avait bien dit : quand on avait vu les réfugiés de près, on ne commettait pas l’erreur de les prendre pour une tribu de primitifs. Les Qataaris ayant par le passé rendu visite aux nations septentrionales avaient dévoilé une compréhension inductive brillante des sciences et de la technologie. L’anthropologue les estimait détenteurs d’une science sophistiquée. Dans ce cas, peut-être avaient-ils appris à reproduire les scintilles.

S’ils espionnaient quelqu’un, ils espionnaient Yvann. C’était leur plus proche voisin ; sa propriété dominait leur camp ; il trouvait sans arrêt des scintilles vierges chez lui.

Plus tard, après le départ de Jenessa, il avait passé toute la maison au peigne fin avec le détecteur. Les diverses pièces contenaient une dizaine de scintilles, mais les zones extérieures – patio, alentours de la piscine et jardin – en abritaient littéralement des centaines. Il les avait toutes posées dans la boîte noire, qu’il avait vivement refermée. Pleine aux deux tiers voire plus.

La majeure partie de la journée s’était écoulée pendant qu’il s’absorbait dans ses pensées. Si son hypothèse se révélait fondée, les Qataaris avaient forcément conscience de l’espionnage auquel il se livrait depuis la folie – idée des plus troublantes.

Voilà qui eût expliqué une étrangeté obsédante : sa conviction inébranlable que le rituel était célébré à sa seule intention.

Il s’était toujours montré scrupuleusement silencieux et discret. Dans des circonstances normales, il n’eût pas eu la moindre raison de penser que les réfugiés se doutaient de sa présence. Toutefois, la jeune fille était devenue le personnage central de la cérémonie après qu’il l’avait remarquée dans la roseraie et observée aux jumelles. Pourquoi en avait-on fait le pivot ? Par hasard, ou parce qu’en la regardant, il l’avait de fait choisie ?

Qui plus était, le rituel commençait invariablement après l’arrivée d’Yvann dans la cellule. Jamais il ne l’avait surpris entamé. La séquence, mise en scène dans une arène circulaire, ne lui était pourtant pas seulement visible, elle semblait organisée de manière à ce qu’il n’en perdît rien. La jeune fille lui faisait toujours face, par exemple. Il ne se passait rien qu’il ne pût voir.

Jusque-là, il avait attribué ces détails au hasard, sans leur chercher d’explication rationnelle. Mais si les Qataaris l’espionnaient, l’attendaient, jouaient pour lui…

Hypothèse qui contredisait cependant un fait avéré : leur répugnance bien connue à se laisser observer. Il était très improbable qu’ils encouragent quiconque à les regarder.

Cette pensée nouvelle et les énigmes qu’elle soulevait avaient tenu Yvann à l’écart de la folie quatre jours durant. Par le passé, il avait parfois songé qu’on préparait la belle Qataari à son intention, qu’elle constituait un appât sexuel, mais il s’agissait de simples fantasmes érotiques qu’il n’était nullement disposé à transformer en réalité.

Il eût fallu pour cela en accepter un autre élément : elle savait qui il était, elle le désirait, son peuple l’avait choisi pour elle.

Ainsi donc, le temps passait. Jenessa, très occupée par les préparatifs de Parren, ne semblait pas remarquer qu’Yvann s’était perdu dans des pensées abstraites. De jour, il rôdait à travers la maison, parcourant ses livres et s’efforçant de se concentrer sur les problèmes domestiques. De nuit, comme d’habitude, il couchait avec sa maîtresse, soit chez lui, soit chez elle, mais chaque fois qu’ils faisaient l’amour, surtout juste avant l’orgasme, il imaginait la jeune Qataari. Il la voyait étalée sur le lit de pétales écarlates, sa robe transparente déchirée, froissée sous son corps dénudé, les jambes écartées, les genoux relevés, la bouche tendue vers la sienne, les yeux fixés sur lui, emplis de soumission, la peau chaude et douce.

Elle lui avait été offerte ; il ne tenait qu’à lui de la prendre.

 

Le matin du cinquième jour, il se réveilla pénétré d’une compréhension toute neuve : le dilemme était résolu.

Jenessa dormait toujours à son côté. Comme les premiers rayons du soleil se répandaient dans la chambre, il contempla les jeux de lumière sur les murs et le plafond, reflets de la surface à peine animée de la piscine extérieure. Depuis le début, bien qu’il eût toujours refusé de l’admettre, il sentait que les Qataaris l’avaient choisi. À présent seulement, il l’admettait, il y croyait.

À présent seulement, il comprenait pourquoi. Avant d’émigrer, il avait rencontré dans le Nord quelques Qataaris ; or il n’avait eu à l’époque aucune raison de tenir secret son commerce des lentilles de surveillance. Les Qataaris avaient donc appris qui il était ; ils ne l’avaient pas oublié ; ils savaient aussi où il habitait ; ils savaient tout ce qu’il y avait à savoir de lui.

Ce n’était pas tout : jusqu’à son réveil, cette idée avait effrayé Yvann, dans la mesure où elle impliquait qu’il était en esprit prisonnier des réfugiés. Alors qu’en fait, sa compréhension toute neuve était libératrice.

Sa curiosité obsessionnelle n’avait plus de raison d’être. Il n’avait plus besoin de se torturer à la pensée d’avoir manqué le rituel, parce que, il s’en apercevait à présent, il ne se passerait rien d’intéressant tant qu’il ne serait pas là pour le voir. Il n’avait plus besoin de regagner la cellule étroite, baignée d’un parfum narcotique, parce que les Qataaris attendraient.

Ils attendraient son arrivée comme ils attendraient le départ de n’importe qui d’autre.

Allongé dans son lit, les yeux fixés au plafond tapissé de miroirs, il réalisa que les réfugiés l’avaient libéré. La jeune fille constituait une offrande qu’il pouvait à son gré accepter ou refuser.

Jenessa, se réveillant, se tourna vers lui.

« Quelle heure est-il ? » interrogea-t-elle, les paupières mi-closes.

Yvann jeta un coup d’œil au réveil avant de lui répondre. Elle se serra affectueusement contre lui, comme si elle avait envie de faire l’amour à moitié endormie – il savait qu’elle y trouvait beaucoup de plaisir – mais s’écarta un instant plus tard.

« Il faut que je me dépêche, dit-elle en posant un baiser léger sur la poitrine de son amant.

— Qu’est-ce qui te presse ?

— Jacj doit prendre le bateau pour Muriseay. L’avion est prêt.

— L’avion ?

— Celui qu’il loue pour scintiller les Qataaris. Ça va sans doute se faire aujourd’hui ou demain. »

Yvann hocha la tête. Jenessa roula hors du lit, pas tout à fait réveillée, s’approcha nue du miroir du mur, y examina son reflet d’un air endormi en se passant des doigts hésitants dans les cheveux. Son compagnon contemplait, appréciateur, la vue qu’elle lui offrait : la courbe généreuse des fesses, les longues jambes galbées, la peau sans défaut, les seins qui piquaient du nez tandis qu’elle se penchait vers la glace.

Lorsqu’elle partit faire sa toilette, il quitta lui aussi le lit pour l’attendre devant la cabine de douche, non sans imaginer son corps voluptueux bougeant sensuellement sous le jet énergique tandis que ses mains savonneuses parcouraient ses membres et sa poitrine. Plus tard, quand elle eut avalé un morceau de pain sec pour tout petit déjeuner, il la raccompagna jusqu’à sa voiture et la regarda s’éloigner avant de regagner la maison.

La pensée de sa liberté toute neuve revint alors à Yvann. Il prépara du café, qu’il emporta sur le patio. Il faisait de nouveau une chaleur accablante, dans laquelle le crissement vibrant des cigales semblait particulièrement puissant. Une nouvelle caisse de livres était arrivée la veille ; la piscine paraissait propre et fraîche. Ce pouvait être une autre longue journée d’agréable fainéantise.

Yvann se demanda si les Qataaris le regardaient en cet instant précis ; si leurs scintilles reposaient entre les pierres du dallage, dans les branches de la vigne ou la terre des fleurs exubérantes.

« Jamais plus je n’espionnerai les Qataaris, dit-il à voix haute pour les capteurs de son imagination.

« J’irai à la folie aujourd’hui, demain et tous les jours à venir.

« Je déménagerai. Je louerai la maison aux Parren, je m’installerai en ville et je vivrai avec Jenessa.

« J’espionnerai les Qataaris. Jusqu’à ce que j’aie tout vu, que je connaisse tous leurs secrets, que je leur aie tout pris. »

Il se leva de sa chaise longue pour parcourir le patio, jouant la comédie devant un public imaginaire invisible, gesticulant, prenant des poses élaborées de profonde réflexion, de brusque décision, de soudains changements d’avis.

C’était du théâtre sans en être. Le libre arbitre libère le décide et piège l’indécis.

« Je vous dérange ? »

La voix s’immisça dans la ridicule charade d’Yvann, qui sursauta. Il pivota vivement, furieux et gêné. Luovi Parren se tenait sur le seuil du salon, son gros sac de cuir en bandoulière, comme d’habitude.

« Tout était ouvert, reprit-elle. J’ai frappé, mais personne n’a répondu. J’espère que je ne suis pas importune.

— Que voulez-vous ? »

Il n’avait pu empêcher l’incivilité de se glisser dans sa voix.

« J’aimerais boire quelque chose, si ça ne vous dérange pas.

— Je suis au café. Je vais vous chercher une tasse.

— Je préférerais de l’eau. J’ai marché un bon moment.

— Très bien. »

Rageur, il gagna la cuisine, où il trouva un verre propre. Sortant du réfrigérateur une bouteille d’eau minérale, il emplit le verre, où il ajouta deux glaçons. Avant de l’apporter à la visiteuse, toutefois, il se posta devant l’évier, appuyé des deux mains au bord du bac, dans lequel il plongea un regard furieux. Il détestait être pris par surprise. Comment avait-elle franchi le portail à commande électronique ?

Luovi s’était assise à l’ombre, sur les marches descendant du patio à la véranda. En lui donnant son verre, Yvann se tint brièvement au-dessus d’elle. Ses genoux très écartés tendaient le tissu de sa robe sur ses jambes. Des taches sombres de transpiration s’élargissaient sous ses aisselles. Son corsage largement déboutonné révéla un instant deux gros seins que rien ne soutenait, ballottants, l’affaissement trahi par des vergetures verticales bien visibles sur un coup de soleil. Avait-elle profité de l’absence de son hôte pour ouvrir le haut de sa robe ? Il ne se rappelait pas en avoir remarqué le bâillement à l’arrivée de l’intruse. Elle lui adressa en prenant son verre un sourire séducteur.

« Je croyais vous trouver dans la piscine, aujourd’hui. Il fait tellement chaud au soleil.

— Je me baignerai peut-être plus tard.

— C’est merveilleux. Nous pourrions nager ensemble ?

— Si ça vous tente, ne vous gênez pas. Je vais sans doute sortir d’ici un moment. Vous n’avez qu’à profiter de la piscine en mon absence. » Il commençait à se remettre de la surprise causée par l’arrivée malvenue de Luovi, assez du moins pour se sentir capable de débiter des politesses. « Je vous aurais crue en compagnie de votre mari, aujourd’hui.

— Je ne voulais pas retourner sur Muriseay. Je n’ai rien à y faire. Jenessa est là ?

— Elle n’est pas avec lui ? Elle m’a parlé d’aller sur Muriseay. De ne pas rater le bateau ?

— Vous croyez qu’elle est partie aussi ? Je ne le pense pas. Voilà deux jours que Jacj est absent. »

Yvann fronça les sourcils, cherchant à se souvenir de la manière dont Jenessa avait évoqué ses projets pour la journée. Il ne se rappelait pas l’avoir entendue dire qu’elle prenait le bateau, mais elle avait bel et bien affirmé que Parren allait sur Muriseay. Or depuis qu’elle travaillait pour lui, elle l’accompagnait dans la plupart de ses petits voyages. Comment Luovi était-elle arrivée à la propriété ? Tumo Ville était trop loin pour qu’elle fût venue à pied, mais elle n’avait pas de voiture. Quelqu’un l’avait-il transportée sur une partie du trajet ou sa totalité ?

« J’ai cru comprendre que Jacj allait sur Muriseay louer un avion ? reprit Yvann.

— Certainement pas. Le camp de réfugiés a été scintillé il y a deux nuits. Vous n’avez pas entendu le moteur de l’appareil ?

— Non ! Jenessa est au courant ?

— Sans doute. »

Luovi eut le même petit sourire que le jour où elle était revenue de la folie.

« Alors que fait Jacj sur Muriseay, en ce moment ?

— Il rassemble l’équipement de contrôle. Jenessa ne vous a donc rien dit ?

— Elle m’a dit… »

Yvann hésita, fixant la visiteuse d’un regard suspicieux. La suave politesse de l’intruse évoquait celle d’une commère banlieusarde révélant un adultère. Elle sirota un peu d’eau avant de plonger les doigts dans son verre pour en tirer un glaçon, qu’elle se passa sur les lèvres, les côtés du visage puis, enfin, le cou et la poitrine. Des gouttelettes roulèrent dans son corsage, aspirées par le large gouffre entre ses seins affaissés. Elle but encore une ou deux gorgées, attendant apparemment une réponse.

Yvann se détourna, inspira à fond. Allait-il croire cette femme ou se fier à sa maîtresse ? Jenessa n’avait rien fait ni dit au cours des derniers jours pour susciter la moindre méfiance quant aux intentions de Parren, de ce qu’elle en savait peut-être ou d’ailleurs de n’importe quoi d’autre.

Comme Yvann se retournait vers elle, Luovi reprit :

« J’espérais trouver Jenessa ici aujourd’hui pour mettre les choses au point.

— Peut-être devriez-vous mettre les choses au point ailleurs, répondit-il. J’ignore ce que vous voulez et pourquoi vous êtes venue…

— Vous en savez bien plus sur les Qataaris que vous n’êtes prêt à l’admettre.

— Qu’est-ce que ça a à voir ?

— Tout, autant que je sache. La folie n’a-t-elle pas été construite pour cette raison dès le début ?

— La folie ? Qu’est-ce que vous racontez ?

— Ne vous imaginez pas que nous ne sommes pas au courant ! Il est temps d’avertir Jenessa. »

Cinq jours plus tôt, les insinuations de Luovi eussent renversé les défenses d’Yvann pour le frapper droit à sa conscience coupable. Cinq jours plus tôt. Depuis, les choses étaient devenues plus complexes. Le sentiment de culpabilité, visiblement intégré à une vaste intrigue, ne rendait plus Yvann aussi vulnérable.

« Écoutez, Luovi, je crois que vous feriez mieux de partir. Je n’ai rien de plus à vous dire.

— Très bien. » Elle posa son verre puis se leva en athlète, reprenant son sac et tournant le dos à son hôte du même mouvement. « Vous comprenez, j’espère, que vous aurez à subir les conséquences désagréables de vos actes.

— Je n’ai pas la moindre idée de ce dont vous voulez parler, mais je n’ai aucune envie de le savoir. Si vous voulez bien avoir l’amabilité… »

Déjà, elle s’écartait de lui pour rentrer dans la maison. Il la suivit à travers les pièces fraîches afin de s’assurer qu’elle ressortait par la porte principale puis descendait l’allée. Malgré ses protestations, Yvann comprenait parfaitement ce qu’elle avait voulu dire, maintenant qu’elle s’en allait bel et bien. Le portail était ouvert. Peut-être ne s’était-il pas refermé derrière la voiture de Jenessa, un peu plus tôt. Luovi le franchit, son hôte sur les talons ; il le referma ensuite grâce à sa clé-radar.

La visiteuse s’éloignait d’un pas rageur.

Sans doute en savait-elle autant qu’elle l’avait laissé entendre : l’espionnage auquel s’était livré Yvann. Une brusque impulsion le poussa à se défendre, le besoin de nier ou de s’expliquer, mais il était déjà trop tard. D’ailleurs, il ne voulait pas parler de ce genre de choses à Luovi. En attendant, était-elle réellement venue dans l’espoir de voir Jenessa, ou voulait-elle juste le confronter à ce qu’elle avait deviné ? Quant à ses insinuations au sujet des supposés mensonges de la jeune femme… Pourquoi cette dernière eût-elle menti ? Quels motifs eût-elle bien pu avoir ?

Le soleil brillait haut dans le ciel. Une lumière blanche flamboyait sur le paysage poudreux. Au loin, les montagnes tumoïtes miroitaient dans la brume. Luovi s’éloignait à grandes enjambées coléreuses, environnée de chaleur, au cœur d’un paysage radieux. Son lourd sac à bandoulière lui frappait la cuisse à chaque pas.

Yvann remarqua qu’elle s’était trompée à un croisement : au lieu de repartir vers Tumo Ville, elle s’enfonçait dans les collines parallèles à la crête. Il n’y avait rien d’autre dans cette direction : ni maison ni route.

À peine plus loin, le terrain devenait très accidenté, fissuré, dangereux pour le curieux – sans parler d’une marcheuse mal équipée, bouillante de colère pour faire bonne mesure.

Yvann lui courut après, mais elle s’était davantage éloignée qu’il ne le pensait, aussi dut-il forcer l’allure afin de la rattraper.

« Luovi ! appela-t-il, haletant, dès qu’il la pensa à portée de voix. Attendez-moi, s’il vous plaît ! »

Elle finit par l’entendre ou par accepter de patienter. Il ne tarda plus à la rejoindre, hors d’haleine, torturé par le soleil éblouissant, tandis qu’elle le fixait d’un air menaçant et interrogateur.

« Je ne peux pas vous laisser retourner en ville à pied. C’est beaucoup trop loin. N’y allez pas comme ça, pas par une chaleur pareille.

— Je sais ce que je fais.

— Venez avec moi. Je vais vous reconduire. »

Elle secoua la tête puis lui tourna le dos.

« Je sais très bien où je vais », affirma-t-elle d’un ton sinistre en continuant son chemin, titubante, non sans jeter un coup d’œil à la crête élevée qui la dominait.

 

Yvann rentra à la maison, dont il claqua la porte avec force. Des grains de poussière se soulevèrent dans son sillage.

Il gagna le patio, où il s’assit parmi les coussins dispersés sur le dallage chauffé par le soleil. Un oiseau s’envola de son perchoir, dans la vigne ; l’arrivant leva les yeux. La véranda, le patio, l’intérieur de la maison – partout, des scintilles cachées transformaient sa demeure en théâtre destiné à un public invisible.

Bouillant, hors d’haleine après la poursuite de Luovi, il se déshabilla pour piquer une tête dans la piscine, où il nagea un bon moment de long en large, s’efforçant de discipliner son esprit. Ensuite, séché, revêtu d’habits propres, il fit les cent pas au bord du bassin afin d’organiser ses pensées et de remplacer l’ambiguïté par la certitude. En vain.

Les scintilles vierges. Il s’était presque persuadé qu’elles appartenaient aux Qataaris, mais la possibilité subsistait que quelqu’un d’autre en fût propriétaire.

Jenessa. D’après Luovi, elle avait menti, alors que l’intuition d’Yvann lui affirmait le contraire. Il avait toujours confiance en elle, mais la visiteuse avait malheureusement réussi à semer le doute dans son esprit.

Le voyage à Muriseay. Parren s’était rendu sur Muriseay (le jour même ou l’avant-veille ?) pour louer un avion ou rassembler l’équipement de contrôle nécessaire, au choix. Luovi prétendait que l’avion avait déjà rempli son office, mais la chose eût-elle été organisée avant que l’ambitieux anthropologue fut prêt à recevoir les images ?

Luovi. Où se trouvait-elle, à présent ? Regagnait-elle la ville, ou était-elle toujours près de la maison, non loin de la crête ?

Jenessa, encore. Où se trouvait-elle, à présent ? Avait-elle pris le bateau, comme elle l’avait laissé entendre, travaillait-elle dans son bureau, était-elle avec Parren ou revenait-elle à la maison ?

La folie. Que savait Luovi des heures passées par Yvann dans le réduit secret ? Avait-elle espéré par ses questions lui soutirer des informations susceptibles de corroborer ses propres suppositions ? Que voulait-elle dire en affirmant que la folie avait été construite « dès le début » dans un but précis ? Était-elle parvenue à en apprendre davantage sur l’histoire des lieux que leur nouveau propriétaire ? Pourquoi existait-il bel et bien dans le mur un poste d’observation d’où on avait une vue parfaite sur la vallée ?

Et ce n’étaient là que les questions récentes soulevées par les Parren. Les autres, antérieures, subsistaient.

Les Qataaris. Qui regardait qui ? Yvann avait cru le savoir ; il n’en était plus si sûr.

La jeune fille. Était-il en ce qui la concernait un observateur libre, caché, à la présence insoupçonnée, ou un participant choisi jouant un rôle crucial dans le rituel ?

Empêtré entre libre arbitre et déterminisme, il devait bien admettre que, paradoxalement, la Qataari lui apportait sa seule certitude.

Il pouvait gagner la folie sur une impulsion ou après des heures de réflexion, à n’importe quel moment, cela ne ferait aucune différence. S’il s’y rendait, s’il collait les yeux à la fissure du mur, pour quelque raison que ce fut, la jeune fille serait là à l’attendre… et le rituel recommencerait.

Le choix appartenait à Yvann. Il n’avait aucun besoin de regagner la cellule. C’était fini, pour toujours, s’il en décidait ainsi.

Sans réfléchir plus avant, il rentra dans la maison, prit ses jumelles et se mit à grimper vers la folie.

Il ne tarda cependant pas à faire demi-tour, se racontant qu’il exerçait sa liberté de choix alors qu’il voulait juste prendre son détecteur de scintilles. Sitôt l’appareil sous le bras, il repartit dans la même direction.

Quelques minutes plus tard, il atteignit le pied du mur crénelé puis grimpa rapidement l’escalier jusqu’au réduit secret. Avant de s’y introduire, il posa le détecteur pour examiner aux jumelles les alentours de sa demeure.

La piste menant à la route de la ville était déserte, ainsi que la portion de chaussée visible. Il n’y avait pas même un nuage de poussière, signe qu’une voiture était passée récemment dans un sens ou dans l’autre. Yvann inspecta ensuite ce que sa position lui dévoilait de la crête, à la recherche de Luovi. Toutefois, de gros rochers jonchaient l’endroit où ils s’étaient parlés : quoiqu’il ne vît pas signe de la visiteuse, elle pouvait très bien se trouver dans les parages.

Il recula, se glissa entre les deux plaques de pierre en saillie pour s’introduire dans le réduit. La fragrance piquante, écœurante des roses qataaris l’enveloppa aussitôt. Une odeur qu’il associait maintenant sans ambiguïté à la jeune fille du rituel, à l’espionnage auquel il se livrait, l’observation de la cérémonie, la sensation d’une provocation sexuelle et d’une promesse illicite.

Posant les jumelles sur l’étagère, il tira le détecteur de sa boîte, mais la crainte de ce que pouvait révéler l’appareil le figea un instant. S’il y avait des scintilles dans la cellule, il saurait sans l’ombre d’un doute que les Qataaris étaient depuis longtemps conscients de sa présence.

Enfin, il déploya complètement l’antenne puis tourna le bouton. Le micro laissa échapper un hurlement électronique presque aussitôt réduit à néant. Yvann, qui avait écarté la main par réflexe quand le détecteur s’était tu, en toucha l’antenne directionnelle, le secoua ; pas un son n’en sortit. Il tourna le bouton dans l’autre sens en se demandant quel était le problème.

Ressortant au soleil, il ralluma l’appareil. En principe, l’utilisateur obtenait les informations désirées grâce au signal sonore mais aussi à plusieurs petites diodes électroluminescentes et à des cadrans calibrés alignés sur le côté du boîtier. Les diodes brillaient, très peu, sans doute à cause du soleil éclatant, mais les aiguilles des cadrans restaient figées sur le zéro, le micro silencieux. Yvann secoua le détecteur, sans résultat. Exaspéré, il souffla bruyamment.

La vérification des piles lui apprit qu’elles étaient mortes.

Se maudissant d’avoir oublié de les recharger, il posa l’appareil sur les marches. L’engin ne servait plus à rien. Une incertitude nouvelle s’ajoutait aux autres : la cachette était-elle infestée ou non de scintilles ? La brusque explosion de bruit électronique trahissait-elle une surcharge dynamique ou l’agonie des piles ?

Yvann retourna se cloîtrer dans son réduit, où il récupéra ses jumelles.

Une couche épaisse de pétales de roses couvrait la dalle où il se tenait en principe. Lorsqu’il s’approcha de la fissure, il constata qu’elle en était également envahie, au point d’être bouchée. Il la dégagea du bout des doigts, sans se soucier de faire tomber les pétales dans sa cachette ou dans la vallée, puis remua les pieds pour balayer la plaque. La fragrance des roses qataaris s’élevait autour de lui tel un nuage de pollen, lui donnant à chaque inspiration une impression vertigineuse : éveil sexuel, excitation physique, ivresse.

Yvann chercha à se rappeler la première fois qu’il avait trouvé des pétales dans la cellule. De fortes rafales soufflaient alors ; le vent les avait peut-être portés par hasard jusque-là. Mais la nuit précédente ? Y avait-il eu du vent ? Impossible de s’en souvenir.

Il secoua la tête, s’efforçant de penser clairement. La matinée avait été déstabilisante, puis Luovi était arrivée. Les piles étaient mortes. Les pétales parfumés avaient envahi sa cachette.

Dans l’obscurité suffocante, il avait l’impression que des puissances supérieures agençaient les événements pour le désorienter.

Si ces puissances existaient en effet, il pensait savoir de qui il s’agissait.

Il se concentra sur cette conscience comme sur une faible lumière perdue dans le brouillard, vers laquelle il tituba en esprit.

Les Qataaris l’avaient regardé tout du long. Ils l’avaient choisi, mené à la cellule pour qu’il les espionnât. Ils avaient surveillé son moindre geste dans sa cachette, sa moindre inspiration, son moindre marmonnement, ses moindres intentions et pensées de voyeur. Ils les avaient décodés, analysés, confrontés à leurs propres mouvements de manière à connaître ses moindres réactions. Leur conduite était fonction de l’interprétation qu’ils donnaient à l’information rassemblée grâce à lui.

Il était devenu une scintille qataari.

Yvann se cramponna à une pierre en saillie pour reprendre son équilibre, oscillant comme si ses pensées étaient une force palpable capable de le déloger de son perchoir. Il avait conscience de la dangereuse cavité obscure dans le mur, sous ses pieds.

Le jour où il avait découvert le réduit, le début de l’histoire. Il s’était caché ; sa présence avait échappé aux Qataaris. C’était un axiome, forcément ? Il avait visité la propriété, financé la construction de la maison, acquis la folie suivant un processus, un enchaînement d’événements qui ne pouvaient être qu’aléatoires.

Ensuite, il avait regardé les réfugiés en secret, prenant peu à peu conscience de la nature de son privilège. Il avait épié la jeune fille, l’avait vue se déplacer entre les rosiers, ramassant les fleurs, les jetant dans le panier accroché sur son dos. Elle faisait alors partie de dizaines de cueilleurs, mais il s’était concentré sur elle à cause d’une sorte de chimie physique fondée sur la perception qu’il avait de son aspect, de ses manières, une chimie qui la rendait pour lui extrêmement attirante. Il n’avait pas dit un mot, sinon en pensée ; les Qataaris n’avaient pas pu le remarquer.

Pas davantage qu’ils n’avaient pu tout organiser.

Le reste n’était que hasard et coïncidence. Forcément.

Rassuré, Yvann se pencha en avant, le front pressé contre la plaque de pierre surmontant la fissure. Son regard plongea dans l’arène circulaire.

 

Rien n’avait changé. Les Qataaris l’attendaient.

La jeune fille gisait sur le lit de pétales de roses, sa robe mal attachée révélant son corps. Le même croissant d’aréole pâle était visible, les mêmes boucles de poils pubiens. L’homme qui lui avait donné un coup de pied se tenait devant elle, les épaules voûtées, se caressant l’entrejambe sans la quitter des yeux. Les autres participants les entouraient : femmes chargées de jeter les pétales puis de se dénuder, hommes voués à la psalmodie.

La reconstitution était parfaite ; on eût dit que l’image emprisonnée dans la mémoire d’Yvann avait été photographiée puis reconstruite afin qu’aucun détail n’en fût omis. Il éprouva même l’ombre du sentiment de culpabilité suscité par son éjaculation spontanée.

Ses jumelles lui permirent d’examiner le visage de la belle Qataari. Les yeux mi-clos, elle le regardait, lui. Son expression n’avait pas changé : elle trahissait l’abandon de l’attente ou de la satisfaction sexuelles. Il fixait la jeune fille avec l’impression de voir l’image suivante d’un film passé centimètre par centimètre dans un projecteur, lui rendant son regard, s’émerveillant de sa beauté et de son air concupiscent, luttant contre la vague impression d’être coupable.

Une tension, une nouvelle tumescence naissait dans l’entrejambe d’Yvann.

La Qataari s’anima brusquement, secouant la tête. Le rituel reprit aussitôt.

Après s’être emparés des gros rouleaux de corde posés derrière les statues, quatre hommes quittèrent le cercle pour s’avancer vers elle. Leurs pieds soulevaient les pétales tandis qu’ils déroulaient les cordes, attachées à la base des effigies. Les femmes ramassèrent leurs paniers avant de converger elles aussi vers le centre de l’arène. Les autres participants recommencèrent à psalmodier.

Dans la roseraie, un peu plus loin, des Qataaris vaquaient à leurs occupations, soignaient, cueillaient, arrosaient. Yvann prit soudain conscience de leur présence, comme s’ils avaient eux aussi attendu la reprise du rituel pour se remettre à bouger.

Les quatre hommes entravèrent la jeune fille par les poignets et les chevilles, cordes tendues, nœuds serrés. Bientôt, elle gisait les bras levés, les jambes largement écartées. Elle se débattait en vain, se tortillant de son mieux : cercles du pelvis, lents mouvements de tête.

Sa robe, qui avait glissé pendant qu’elle luttait pour ne pas être ligotée, dévoilait presque entièrement son corps. Un des hommes se pencha sur elle, bloquant un instant la vue d’Yvann. Lorsqu’il recula, le tissu rouge couvrait à nouveau la prisonnière.

Pendant ce temps – pendant qu’on disposait les cordes, qu’on jetait des pétales – le solitaire debout devant elle continuait à se masser les organes génitaux, à la regarder, à attendre.

Le dernier nœud serré, les Qataaris chargés des liens se retirèrent. La psalmodie s’acheva brusquement. Tous les hommes, à l’exception de celui qui se caressait, s’éloignèrent de l’arène en direction de la roseraie, du camp lointain.

La jeune fille écartelée se tortillait, impuissante, dans l’étreinte des cordes. Les pétales tombaient sur elle telle la neige, dérivaient sur son corps, l’ensevelissaient. Yvann les voyait se poser sur son visage, ses yeux, dans sa bouche ouverte. Elle secouait la tête pour s’en débarrasser, mais il en pleuvait toujours. Elle tirait désespérément sur ses liens, le monticule rouge se gonflait à ses tressautements, les cordes ondulaient, vibraient.

Enfin, ses efforts s’interrompirent. Son regard se releva. Les jumelles de son espion lui révélèrent qu’en dépit de ses mouvements violents, elle avait l’air détendue, les yeux grands ouverts. Ses joues et sa mâchoire luisaient de salive, son visage teinté d’une saine rougeur paraissait refléter les pétales de fleur sous lesquels sa poitrine se soulevait et s’abaissait rapidement ; sans doute était-elle hors d’haleine.

Une fois de plus, rusée, séductrice, elle semblait fixer Yvann droit dans les yeux.

Son immobilité marqua le début de l’étape suivante du rituel, comme si la victime en était également l’ordonnatrice : à peine avait-elle tourné vers le ciel un regard lascif que l’homme debout devant elle se pencha. Il s’accroupit, plongeant les mains dans le monticule coloré pour arracher les pans de la robe légère qu’il déchira, souleva, jeta derrière lui. Les pétales tourbillonnaient autour de la scène. Yvann, qui l’observait avec avidité, entrevoyait par éclairs le corps tentateur de la jeune fille, malheureusement enveloppé d’un dense nuage pourpre. Les autres femmes se rapprochèrent encore afin de continuer à jeter des pétales, dissimulant la nudité si brièvement dévoilée. La dernière partie de la robe, coincée sous la prisonnière, ne vint que difficilement. Alors que l’homme l’arrachait, le corps de la captive se cabra dans les cordes qui le retenaient : les genoux et les bras, une épaule nue émergèrent un instant du monticule coloré.

Yvann regarda les pétales s’entasser sur elle jusqu’à l’ensevelir complètement. Les femmes arrêtèrent de les jeter à la main pour renverser leurs paniers au-dessus de la jeune fille, laissant les particules écarlates se déverser tel un liquide. Pendant ce temps, l’homme s’agenouillait afin de les modeler, de les lisser à deux mains. Il les pressait contre le corps nu, les entassait sur les bras et les jambes, sur le visage.

Enfin, il s’écarta. Du point de vue d’Yvann, en hauteur, la petite arène évoquait maintenant un lac rouge immobile où ne subsistait plus la moindre trace de la silhouette recouverte. Seuls ses yeux demeuraient visibles.

L’homme et les femmes aux paniers quittèrent les lieux, repartant vers le camp.

Yvann baissa ses jumelles pour englober la vallée d’un coup d’œil. Le travail s’était interrompu dans la roseraie. Les Qataaris regagnaient leurs demeures derrière les écrans de tissu foncé, laissant la prisonnière seule dans l’amphithéâtre.

Il l’examina de nouveau aux jumelles. Elle lui rendait son regard sans faillir. Il avait la nette impression qu’elle cherchait ouvertement à le séduire, qu’elle le fixait en toute connaissance de cause, le défiait, l’appelait.

Ses paupières paraissaient à peine bistrées, comme assombries par un chagrin récent. Sous son regard ferme – provocation, invite –, Yvann, égaré par la fragrance narcotique des roses, trouvait à ses prunelles quelque chose de familier qui glaçait toute impression de mystère. La peau fragile des orbites, légèrement meurtrie semblait-il, l’air assuré…

Il la fixa un long moment. Plus il la contemplait, plus il se persuadait de regarder droit dans les yeux de Jenessa.

 

Enivré par les roses, sexuellement stimulé par leur parfum, il retomba en arrière, à l’écart de la fissure, puis quitta la cellule en titubant. L’éclat du soleil, la brûlure de ses rayons le prirent par surprise ; il chancela sur les marches étroites. S’appuyant d’une main au mur porteur de la folie afin de retrouver l’équilibre, il dépassa son détecteur de scintilles abandonné puis redescendit l’escalier.

À mi-chemin du sol, une saillie étroite courait irrégulièrement le long du mur jusqu’à l’extrémité de la construction. Obsédé par un besoin impérieux, Yvann la parcourut en vacillant puis, de là, parvint à gagner le sommet de l’enceinte moins élevée de la cour. À son pied l’attendaient les pierres et les arêtes brisées de la crête.

Il sauta, heurtant lourdement un gros rocher plus bas qu’il ne l’avait pensé. La chute lui coupa le souffle, il s’écorcha la main et se cogna douloureusement le genou mais ne se fit pas mal par ailleurs. Quelques secondes lui furent nécessaires pour reprendre haleine, accroupi.

Une forte brise brûlante soufflait dans la vallée et le long de la crête. Yvann sentait sa tête s’éclaircir pendant que le souffle lui revenait. En même temps, à son grand regret, son excitation s’éteignait.

Le libre arbitre dont il s’était félicité un peu plus tôt lui était momentanément rendu. La stimulation énigmatique du rituel qataari ne le poussant plus de l’avant, il lui redevenait possible d’abandonner la quête.

Il pouvait se débrouiller pour descendre les surplombs et les plaques de roche fissurées afin de rentrer chez lui. Aller trouver Jenessa, laquelle était peut-être de retour avec une explication simple, plausible aux contradictions évoquées par Luovi. Se lancer à la recherche de cette dernière pour lui présenter ses excuses puis réfléchir aux raisons des mouvements supposés ou réels de Parren. Reprendre l’existence menée jusqu’à l’été, avant la découverte de la cellule, oublier la jeune Qataari et tout ce qu’elle représentait, ne plus jamais se rendre à la folie afin de jouer les espions.

Accroupi sur le rocher, il s’efforçait de s’éclaircir les idées.

Rentrer chez lui laisserait cependant un problème irrésolu.

La prochaine fois qu’il regarderait par la fissure de la folie – le lendemain, dans un an voire un demi-siècle –, il avait l’absolue certitude de voir un lit de pétales de roses, depuis lequel le fixeraient les yeux meurtris d’une ravissante jeune fille, qui ressemblait à Jenessa et n’attendait que lui.

 

Yvann dégringola maladroitement du dernier rocher en surplomb, tomba sur les éboulis puis glissa dans un nuage de poussière et de minuscules cailloux jusqu’au sable de la vallée.

Il se releva en s’époussetant. Un peu plus loin, la folie le dominait de sa haute taille élancée. Il l’examina avec intérêt, car jamais encore il ne l’avait vue sous cet angle. Le côté donnant sur sa propriété était une bonne imitation de tour médiévale crénelée, construite en plaques de pierre, mais sur l’arrière, les bâtisseurs n’avaient pas fait autant d’efforts pour obtenir un caractère marqué : le mur principal, constitué de blocs de roche jusqu’à hauteur d’homme, se composait ensuite de briques et de pierres variées, sans doute les matériaux disponibles sur les lieux à l’époque.

Yvann se savait seul, car il avait bénéficié en descendant de son perchoir d’une vue dégagée des alentours. Il n’y avait pas un garde en vue le long de la crête, pas un Qataari où que ce fût. La brise soufflait dans la roseraie désertée. Au loin, de l’autre côté de la vallée, le tissu des écrans protégeant le camp pendait, lourd et gris.

Les statues de l’arène se dressaient devant lui. Il s’en approcha d’un pas lent, à nouveau excité et empli d’appréhension. Le lac rouge apparut, dégageant son lourd parfum. À l’ombre de la folie, la brise affaiblie en agitait à peine la surface. Yvann constatait à présent que les pétales n’étaient pas uniformément répartis au-dessus de la jeune fille mais la couvraient d’une épaisse couche irrégulière. L’illusion de nivellement était née de sa position élevée.

En atteignant la statue la plus proche, il hésita. C’était une de celles auxquelles menaient les entraves. La corde de fibres grossières, tendue, filait droit jusqu’au monticule de pétales, où elle disparaissait.

Qu’était censé faire l’arrivant ? Qu’attendait-on de lui ?

Devait-il s’avancer vers la prisonnière ensevelie, figée, puis se présenter de manière conventionnelle ? Se poster devant elle, menaçant, comme le Qataari un peu plus tôt ? Profiter tout simplement de leur solitude pour enfin la prendre, la violer ? La délivrer ? Il regarda autour de lui, indécis, dans l’espoir de trouver un indice sur la conduite à suivre.

Toutes les possibilités avaient beau s’offrir à lui, il savait que cette liberté apparente émanait en réalité d’autrui. Il était libre de faire ce que bon lui semblait, mais quoi qu’il arrivât, ses actes avaient été préprogrammés par la puissance mystérieuse, omnisciente des Qataaris.

Il n’en mourait pas moins d’envie de s’approcher de la jeune fille, de s’emparer d’elle, de la connaître. Elle était là, toute proche, prisonnière. Il était libre de la posséder.

Libre aussi de repartir. Ce choix-là également aurait été prédéterminé.

Il demeurait donc près de la statue, hésitant, aspirant la dangereuse suavité des roses, sentant le désir se réveiller en lui. Enfin, il s’avança, mais un dernier souvenir des conventions sociales le poussa à s’éclaircir nerveusement la gorge pour signaler sa présence.

La captive n’eut aucune réaction.

Il suivit la corde jusqu’au bord du monticule. Là, il se pencha en avant, dans l’espoir de distinguer quelque chose de la belle réfugiée sans avoir à se frayer un chemin vers elle parmi les pétales. Ses gestes en soulevaient la lourde fragrance tels les sédiments floconneux déposés au fond d’une bouteille de mauvais vin soudain secouée. Il la respirait à fond, s’abandonnant à la lenteur d’esprit induite, heureux de céder davantage aux mystères qataaris. Le parfum le détendait, l’excitait, le rendait réceptif aux soupirs de la brise, l’endurcissait à la chaleur brûlante du soleil.

Ses vêtements lui paraissant raides et gênants, il s’en débarrassa vivement. Comme le tas de tissu rouge vif se trouvait toujours là où avait été jetée la toge déchirée, il y ajouta ses affaires. Puis il se retourna vers le monticule, s’accroupit pour attraper la corde, tira dessus afin d’en éprouver la tension. La traction exercée sur le membre de la prisonnière l’avertirait de l’arrivée du visiteur.

Il s’avança parmi les pétales, qui s’agitaient autour de ses chevilles. Le parfum s’épaissit, évoquant le musc vaginal du désir.

Yvann hésita à nouveau, soudain conscient d’une sensation malvenue si distincte, si intense qu’elle évoquait une pression appliquée contre sa peau nue.

Quelqu’un, quelque part, le regardait.

 

La certitude s’imposa avec une telle netteté qu’elle pénétra l’agréable délire dû à la fragrance des roses. Yvann battit en retraite, pivota pour examiner le haut mur de la folie puis la roseraie. Personne.

Les statues en métal, tournées vers l’intérieur du cirque, semblaient fixer sans émotion la prisonnière ensevelie.

Un souvenir fit paresseusement surface, tel un tronc d’arbre détrempé, dans la mare boueuse de l’esprit d’Yvann : les statues… Au début du rituel… pourquoi étaient-elles là ? Il se rappelait vaguement les hommes réunis autour des femmes, le nettoyage et le polissage du métal. Plus tard, lorsque la jeune fille s’avançait au centre de l’arène… des hommes s’introduisaient dans les effigies !

La cérémonie n’avait pas changé. Lorsque leur espion avait regagné la cellule, au matin, les Qataaris occupaient exactement les mêmes positions que la fois précédente. Les statues dissimulaient-elles toujours quelqu’un ? Ceux qui les avaient polies étaient-ils encore là ?

Debout devant la plus proche, il la considéra d’un œil fixe.

Elle représentait un jeune homme d’une force et d’une beauté peu communes, tenant d’une main un parchemin, de l’autre une longue lance à la pointe taillée en phallus. Le torse était nu, les jambes dissimulées par un ample vêtement volumineux, brillamment travaillé par le sculpteur pour évoquer la texture du tissu. La statue regardait droit devant elle vers le bas, c’est-à-dire qu’elle fixait la jeune fille dissimulée sous les pétales.

Ses yeux…

Elle n’en avait pas. Juste deux trous, derrière lesquels pouvait se cacher un être humain.

Yvann, la tête levée, examina les profondeurs obscures de l’effigie pour voir si quelqu’un s’y trouvait. Elle lui rendit un regard vide, implacable.

Il se retourna vers le tas de pétales, conscient de la présence de la captive nue, toute proche. Derrière le monticule se dressaient les autres statues, les yeux baissés avec la même vacuité sinistre. Il lui sembla distinguer un mouvement dans l’une d’elles, une tête se baissant vivement.

Il traversa l’arène en titubant, trébucha sur une des cordes invisibles (les pétales entassés froufroutèrent, s’agitèrent ; avait-il tiré sur le bras de la prisonnière ?), s’approcha de l’effigie suspecte qu’il contourna à tâtons. Une poignée quelconque devait bien permettre d’en ouvrir le dos. Il ne tarda pas à trouver un disque mais eut à son contact un mouvement de recul. La chaleur du métal était presque insupportable. Yvann plia les doigts telles des serres, tourna la main en empoignant le bouton dans l’espoir de répartir la douleur. Le disque se souleva. Les charnières grincèrent, le dos bougea, puis la porte s’ouvrit en grand. Un air surchauffé se déversa à l’extérieur.

La statue était vide.

Yvann procéda de même avec toutes, la main enveloppée de sa chemise pour se protéger du métal brûlant. Toutes étaient vides. Il leur donna des coups de ses pieds nus, il les martela de ses poings puis les referma dans de grands claquements. Elles résonnèrent longuement.

La jeune Qataari attendait toujours sous les pétales, attachée, silencieuse. Son immobilité, sa mutité, sa présence assortie d’une totale absence de critique étaient de plus en plus nettes pour Yvann.

Il regagna le tas de pétales, au centre de l’arène, aussi sûr que possible dans son état mental d’avoir fait de son mieux. Il n’y avait personne, personne pour l’espionner. Ils étaient seuls. Pourtant, figé devant elle dans la fragrance écœurante des roses, il sentait toujours la pression d’un regard, aussi distincte que le contact d’une main sur sa nuque.

 

La compréhension de ce qu’on attendait de lui s’imposait peu à peu. Il devait succomber au parfum enivrant, perspective qui l’avait effrayé par le passé mais il n’avait plus le choix. Il aspira avidement l’air de midi ainsi que la senteur associée, le retint dans ses poumons. Sa peau le picotait, ses sens s’émoussaient. Il avait une conscience douloureuse de la présence muette de la jeune fille, de la promesse de sa sexualité offerte. Des images de ses yeux battus, de son corps frêle, de son air innocent, de son évidente excitation flottaient devant lui. Il s’agenouilla, les mains tendues, puis se mit à la chercher dans le lac écarlate.

Les pétales tourbillonnaient autour des hanches et des coudes d’Yvann tel un léger liquide rouge écumeux, au parfum de désir, où il eût pataugé. Après avoir trouvé une des cordes, il la suivit vers le centre de l’amphithéâtre. Il se rapprochait de la captive, il en percevait la présence toute proche, aussi tira-t-il légèrement sur l’entrave à plusieurs reprises. Comme elle se détendait, il s’imagina qu’elle attirait vers lui une des mains de la jeune fille ou lui écartait un peu plus largement les jambes. Il se mit à patauger plus vite, la cherchant à tâtons.

Alors qu’il se penchait pour prendre appui devant lui, il bascula : un creux profond s’ouvrait dans le sol. Yvann sombra au cœur des particules chaudes et douces. Un cri lui échappa ; elles lui emplirent la bouche.

Il se redressa comme un homme ne sachant pas nager, tombé en eau peu profonde. Les embruns roses ou écarlates plurent autour de lui, tandis qu’il cherchait à recracher ceux passés entre ses lèvres.

Quelque chose crissa sous ses dents. Il les essuya d’un doigt, qu’il retira englué de pétales humides. Lorsqu’il le leva pour l’examiner avec plus d’attention, un scintillement soudain attira son regard.

Il crut d’abord qu’il s’agissait d’une goutte de salive, puis il s’aperçut que chaque fragile particule colorée était incrustée d’un point lumineux semblable.

Retombant à genoux, il prit au hasard un autre pétale qu’il brandit devant ses yeux plissés. Une minuscule luisance, un fragment de métal et de verre y brillait.

Il ramassa une poignée de rouge ; sur chacun de ses composants, lui apparut la même microscopique lumière. Il les lança en l’air, les laissant ensuite dériver autour de lui.

Tandis qu’ils retombaient, le reflet parfait du soleil jouait sur les scintilles enchâssées dans le moindre d’entre eux.

Yvann ferma les yeux. La fragrance était irrésistible. Il s’avança encore à genoux, vacillant, ridant les flots rouges devant sa poitrine. Lorsqu’il atteignit pour la deuxième fois la dépression emplie de pétales, il tomba la tête la première dans le lac coloré où, baigné d’une extase de délire, de désir, de tumescence, il chercha à tâtons le corps de la jeune fille.

Il pataugea, battit des bras, écarta les ondes odorantes, sombra plus profond dans le marais de couleur et de parfum, rua, se débattit contre le poids de plus en plus lourd qui l’enveloppait – la cherchant, elle, encore et toujours.

Les quatre cordes se rencontraient au centre du cirque ; elle n’était plus là.

À l’endroit où elle s’était trouvée ne subsistait qu’un gros nœud très serré.

Épuisé par la chaleur, les tensions qui le parcouraient, la déception, Yvann roula sur le dos puis se laissa couler dans les pétales sous le soleil aveuglant.

L’astre était suspendu juste au-dessus de lui ; il devait être midi. La bosse dure marquant la jonction des cordes reposait entre ses omoplates, le soutenait, lui évitait de couler au fond du lac. Les têtes en métal des statues l’entouraient. Le ciel bleu étincelait. Yvann tendit les mains en arrière pour attraper deux des cordes, allongea les jambes le long des deux autres.

Le vent de la mi-journée se levait ; les pétales volaient, dérivaient, lui recouvraient les membres, tournoyaient au-dessus de lui en une tornade rouge sinueuse.

Derrière les effigies, se dessinait la masse de la folie qui dominait l’arène. Le soleil se reflétait sur ses arêtes grossières. Au centre du mur, à mi-hauteur, se découpait une mince fissure couronnée d’une petite corniche. Yvann contempla la balafre obscure déparant la paroi resplendissante. À l’intérieur brillaient deux reflets lumineux identiques, circulaires et froids, telles des lentilles de jumelles.

Les pétales glissaient, se posaient sur lui ; bientôt, seuls ses yeux demeuraient à découvert.

Il regarda le ciel. Des avions arrivaient en spirale de toutes les directions, les plus hauts traînant dans leur sillage de longs rubans de condensation. Ils parvinrent tous au même instant à la verticale du cirque, où ils semblèrent s’immobiliser. C’était le vortex équatorial, la stase temporelle de midi.

Des dizaines d’appareils planaient là, comme empilés. Ils traversaient le temps en un vol sauvage, diversement orientés, dissimulant le soleil à son zénith sans jamais s’écarter de la ligne de visée d’Yvann. Pourtant, ils se déplaçaient à leur vitesse normale, suspendus dans le vortex ; figés en l’air, vus du sol.

Le plus proche – le plus bas –, un monoplan à hélice, martelait la vallée du bruit de son unique moteur. Comme prisonnier de la tornade des pétales tourbillonnants, l’avion se tordait lentement à l’horizontale sous l’effet de la force de Coriolis. Puis, tel un insecte lâchant ses œufs, il libéra un nuage sombre d’infimes particules. Le maelström rouge tournoyant le captura avant de le disperser aux quatre vents.

Les scintilles plurent sur Yvann, sur son visage, dans ses yeux et sa bouche.

Le vortex passa en même temps que midi le long de sa route équatoriale. Les avions, subjectivement libérés de leur stase, filèrent sur leurs différentes trajectoires, continuant leur route en spirale au-dessus de l’équateur, poursuivant leur voyage à travers un éternel midi, laissant derrière eux leur traîne de condensation. Lentement, les infimes particules d’humidité se dispersèrent ; le ciel brûlant redevint dôme bleu uniforme.

Autour du corps inerte d’Yvann, d’infimes particules d’une tout autre nature se posaient doucement à terre.

L'Archipel du Rêve
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